Fanzine : Une Vie Trépidante

Fanzine imprimé dispo ici !

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Table des matières :

Episode 1 : Une journée très extraordinaire.
Episode 2 : Comment j’ai vaincu la douleur et ce-faisant acquis une âme immaculée.
Episode 3 : An american slasher story.
Episode 4 : Occiput et transhumances.
Episode 5 :Nique la police.

Une Vie Trépidante

(épisode 1 : une journée très extraordinaire)

Deux heures :

Jeudi 21 mars, jour du printemps. J’ai échoué dans un café après avoir fait disjoncter toute la cuisine, tenté une réparation provisoire, déplacé le frigo, la table, les chaises et la desserte. Je m’enquiers de l’effet que pourrait produire un tel transfert sur mes plantes.

Ici au café, deux hommes déblatèrent sur la pratique de la sieste. Il est rare de profiter d’une conversation aussi intime dans l’espace public. Le sommeil m’apparaît parfois comme la plus complète des mises à nu (et puis d’autres fois non).

Trois heures :

Trois militaires frappent à ma porte pour s’assurer de ma sécurité personnelle :

– Bonjour !

– Bonjour-bonjour !

– Bonjour !

– Bonjour !

– On est des militaires en ronde !

– Eh…Vous avez des uniformes mordorés ?!

– Oui. Est-ce que tout va bien ici ? On est là pour vérifier, à cause des gilets-jaunes. Est-ce que ça roule ?

– Ma cuisine a disjoncté, mais ça va, merci, j’ai réparé.

– Ah mince alors.

– Vous prendriez bien une tasse de thé Messieurs-les-fonctionnaires ?

– Avec un très grand plaisir, nous sommes friands de boissons chaudes.

– A la bonne heure, quelle joie d’accueillir chez moi les forces vives de la nation.

S’ensuit un goûter de qualité :

Et que vous reprendriez bien du champagne, et goûtez moi donc ces violettes confites, et cette moutarde au raisin avec vos biscuits à la cuillère…

– Oh bah ça fait plaisir de croiser des gens qui savent vivre, dites.

– Quel napperon délicat. Comment vous l’êtes-vous procuré ?

– Figurez-vous que c’est ma trisaïeule qui l’a brodé elle-même. Et pourtant elle avait la vue faible.

– quel travail précis…

– quel ouvrage démoniaque…

– Je vous le fais pas dire !

L’un des agents gobe une grappe de cassis :

– Bon, c’est pas tout ça, mais va falloir qu’on y aille nous.

– Oh, mais oui il est déjà deux heures. Que le temps passe vite lorsque l’on s’amuse.

– Oui c’est vrai.

– Vous permettez que je nettoie rapidement vos mitraillettes de service ?

– Oh, on veut pas vous embêter…

– Je passe ça en machine en cycle court, ça prendra cinq minutes.

– D’accord.

Et voilà comment s’achève ce goûter détestable.

La peur de la prison ça vous fait faire n’importe quoi.

Seize heures vingt :

Je passe chez la fleuriste acheter un pied de verveine que je désire depuis des semaines et des semaines.

La fleuriste est affable, bien que peu gracieuse, ma verveine est la plus belle de toutes les verveines.

On discute botanique et poterie.

Une vieille de passage nous dit son âge, un peu fière : quatre-vingt-quatorze ans. Mais elle a les os fragiles, comme sa sœur, parce qu’elles ont grandi à l’orphelinat et ont manqué de laitages.

Je la transfère dans son substrat* sitôt rentrée à la maison.

Vingt heures vingt :

J’ai une faim de loutre, je mets à bouillir les spaghetti.

J’ai réorganisé la cuisine, en espérant que les prises défectueuses supportent le voltage. Je râpe le fromage avec une satisfaction peu dissimulable.

(Suite au prochain épisode)

*Je parle de la verveine évidemment, j’ai pas enterré la vieille.

Une Vie Trépidante

(épisode 2 : comment j’ai vaincu la douleur et ce-faisant acquis une âme immaculée)

Dans l’épisode précédent :Alors qu’un événement électrique inédit se produisait, j’accueillais chez moi trois militaires gourmets et un superbe pied de verveine.

Onze heures quarante deux :

Vendredi 29 mars. Je me réveille d’une longue et profonde nuit. Peu de souvenirs de la soirée (mettons nous bien d’accord sur le fait suivant : les seuls liquides ingurgités furent de la soupe et de l’eau temperée).

Il me semble qu’un démon loge depuis quelques semaines dans le conduit de mon oreille droite et cette fois-ci c’en est trop. Ça me brûle et paralyse machoire et mandibule. Je m’en vais chez le guérisseur.

Quatorze heures douze :

Le médecin m’invite à entrer. Elle observe attentivement l’intérieur de mon oreille avec son otoscope et fronce les sourcils :

– C’est bien un démon…

– J’en étais sûre !

Elle marque un temps d’arrêt.

– Vous avez ingéré un doliprane avant de venir ? Parce que là je dois l’enlever et sinon franchement vous aller douiller.

– Non, je sais. Figurez-vous que je me suis préparée à cette idée et que j’y vois l’occasion de transformer mon âme.

– A trois je vais introduire mon crochet dans votre oreille pour déloger le démon ainsi que ses effets personnels. Vous ressentirez probablement une douleur extrême, à la limite de ce que le corps humain peut supporter.

1….2…3…

Et c’est ainsi qu’une douleur extrême se répandit dans toute ma boîte crânienne et la partie droite de mon corps.

Le médecin se confondait en excuses empathiques, couvertes par les beuglements sourds du démon. Elle ne parvint pas à le déloger totalement mais elle me montra dans le bac posé sur la table d’examen tous les éléments* qu’elle avait réussi à extraire :

– un sac de couchage orange

– des allumettes

– un album photo des plus beaux feux de la Saint Jean de France

– un tapis de sol

– des boules Quiès

– un petit pull bleu en coton torsadé

– quelques bûches de bois

* Bien sûr tout ceci constitue un ensemble d’objets d’échelle largement moindre que nos références. De plus, vous ne pourrez pas retrouver ces articles dans les points de vente traditionnels puisqu’ils sont miniatures, et de surcroît démoniaques.

– Il faisait des feux…

– Quelle enflure…

– Bon, sans ses affaires il devrait partir d’ici quelques jours. Voici l’ordonnance pour les gouttes : vous faites des bains d’oreille matin et soir pendant cinq minutes et vous rincez. Si dans quelques semaines il rallume un feu, il faudra aller chez l’ORL.

– Ok cowboy.

– Vous voulez récupérer ses effets personnels ?

– Nan mais ça va pas, je ramène pas ça chez moi…

– Oui comme vous avez raison, que vous êtes intelligent ! Sans mentir, si votre ramage se rapporte à votre plumage vous êtes le phœnix des hôtes de ces bois.

– !

Et nous voilà repartis à travers la ville, mon âme neuve et mon corps endolori.

Quatorze heures quarante cinq : 

Heure du goûter : banane.

Banane, banane, banane, banane, banane, banane, banane…

Seize heures trente : 

Retour à la maison. Bain d’oreille.

Dix-sept heures : 

Je débarbotine en débardeur. Ma cuisine est un sanctuaire. J’écoute de mon oreille valide une émission sur l’histoire de la philo chinoise et c’est pas de la tarte.

Vingt-deux heures :

Grâce à un ami instruit, j’acquiers un nouvel enseignement en lui rendant son ciseau à bois : NE JAMAIS TENDRE UN OUTIL DANGEREUX DU COTE DANGEREUX. TOUJOURS PAR SON MANCHE.

Vingt-quatre heures : Je dîne d’une orange, pour la beauté du geste, et m’endors affamé.

(Suite au prochain épisode…)

Une Vie Trépidante 

(épisode 3 : An american slasher story)

Dans l’épisode précédent :  Un démon ayant établi son logis dans mon oreille sans mon accord, je décidais de profiter de l’occasion pour réaliser une purification spirituelle.

8 heures + 45 minutes : J’émerge lentement, tirée du sommeil. Aussitôt je répète à voix haute ma prière quotidienne :

  » Je n’accepterai plus la violence infligée du réveil forcé.

Je dormirai quand je veux et s’il faut feindre, et bien je ferai semblant d’être au monde alors que je me repose dans mon lit.

Je me copierai, double mais absente,

tout occupée au songe et à la mollesse.

Vous ne m’aurez plus bande de cancrelats.

Je serai pauvre s’il le faut

mais croyez moi…vous me laisserez dormir ! « 

Début d’après-midi : à cause d’une chaleur infernale,les neuf bougies du grand lustre en cristal de la salle de bain fondent une à une. La cire goutte sur mes cheveux défaits, l’ensemble poisse et s’emmêle.

MAIS IL ME FAUT FAIRE UNE COURSE IMPORTANTE.

OUI VOYEZ MA BOUTEILLE DE BUTANE EST VIDE.


Direction la station.

Quatorze-heure : Je suis en chemin sous un soleil brûlant. La station borde l’autoroute et se trouve à quelques bonnes heures de marche.

Comme j’entretiens mes triceps, que je masse régulièrement radius et cubitus avec de l’huile de lin et qu’enfin j’agite compulsivement mes bras dans les airs en prononçant d’intenses braillements les jours d’orage, je n’ai aucune difficulté à porter de lourdes charges.

Il n’empêche que je suinte comme je n’aurais jamais pensé pouvoir suinter.

Dix-neuf-heures-trente : Je touche au but, la gomme de mes semelles s’est désagrégée au fil de mes pas et me voici les pieds nus sur le goudron fumant. Oui, il faudra bien admettre que j’ai cuit comme une vieille viande un dimanche de barbecue dans un quartier pavillonnaire.

Le jour tombe et le ciel rougeoie. Il me faut contourner les pompes à essence et éviter les flaques de gazole dans l’espoir de préserver mes plantes roussies.

J’aperçois au loin le vendeur de la supérette qui me fait signe de m’activer.

– J’AI MAL AUX PIEDS !!! lui hurle-je en rapprochant les mains autour de ma bouche pour amplifier le son.

– DE QUOI DONC ?

Je lui montre mes pieds de loin, il hausse les épaules.

– JE VAIS FERMER LA BOUTIQUE !

J’accélère le rythme et parviens jusqu’à lui.

– Ben moi j’ai mal aux pieds figurez-vous. Et je dois changer ma bouteille de butane, elle est consignée.

Je lui lance l’objet qu’il réceptionne au vol. Il se dirige ensuite vers la réserve de bouteilles pleines et nous exécutons la transaction.

Dix-neuf heures quarante : Il est désormais temps d’emprunter le chemin du retour, mais j’aperçois de l’autre côté de l’autoroute un petit terrain de basket urbain, tout en-grillagé, avec un sol en revêtement thermoplastique. Il me prend l’envie de me détendre quelques instants avant de reprendre la route. J’effectue une dizaine de tirs francs avec un ballon imaginaire (mais malheureusement pas assez gonflé), quand brusquement, il me semble apercevoir à 180° une vision exceptionnelle.

Sur un coin du terrain, se trouve une charogne non identifiable, d’environ 1 mètre 50. Quelque chose entre le phacochère et l’éléphanteau mais avec de longs poils drus. C’est tout à fait incroyable, de petits insectes lui ronge les viscères et il n’a pas l’air de s’en plaindre.

– Mais qu’est-ce donc que ce carnage ? (me dis-je)

Tout à coup, le poids de l’atmosphère semble peser tout entier sur mes épaules et l’air devient irrespirable. Je jette un œil à mes pieds ensanglantés puis à notre étrange cadavre et voilà que je fais un petit malaise vagal sur le terrain urbain.

Vingt-et-une-heure-cinquante-cinq : Lorsque je reprends conscience, la nuit est déjà presque entièrement tombée et la charogne a disparu, tout comme mon ballon imaginaire.

Je me relève, récupère ma bouteille de butane et décide qu’il est grand temps de rentrer.

Vingt-deux-heures-quarante-cinq-et-des-bananes : Après une heure de marche, je coupe à travers champs car le bruit de l’autoroute devient franchement désagréable. Au loin, j’aperçois une maisonnette aux fenêtres éclairées. Peut-être y trouverais-je de charmants hôtes disposés à m’offrir le gîte pour la nuit ?

Frappant à la porte plusieurs minutes d’affilée sans obtenir de réponse, je m’assois un moment, dos à ma bouteille de gaz. Je chantonne un répertoire varié et plutôt festif, puis, lassé je décide d’entrer.

Je pénètre dans une cuisine, somme toute assez classique, dont la table placée au milieu se nappe d’un tissu vichy et accueille sur son plateau, comme si c’était son propre enfant-table, un large bol de crème anglaise.

Je scrute avec grande attention le contenu du bol. La crème arbore une belle couleur laiteuse, un joli blanc-cassé rehaussé d’éclats bruns provenant d’une gousse de vanille fort odorante.

La consistance est voluptueuse, c’est magnifique.

C’est une très très très belle crème anglaise, comme j’en ai rarement vu.

Je me sens obligée d’applaudir un bref instant puis je continue ma visite en pénétrant à l’intérieur d’un couloir étroit, long d’une vingtaine de mètres, et dont le sol est recouvert de vieux carreaux de ciment à l’allure portugaise.


Quand soudain, alors que j’observe avec grande attention les quelques paysages en peinture à l’huile accrochés au mur, j’entends grincer la porte d’entrée.

Suivent de lourds pas de bottes provenant de la cuisine.

Le son se rapproche jusqu’à moi et j’entrevois dans l’encadrement du couloir un couple d’une cinquantaine d’années qui me toisent avec un air colérique.


– COMMENT AVEZ-VOUS OSÉ ?!

– Bonjour déjà.

– BONJOUR PARDON, COMMENT AVEZ-VOUS OSÉ ?!

– J’ai vu de la lumière je voulais….

– ET LA LUMIÈRE ÇA DONNE LE DROIT DE MANGER LA CRÈME PEUT-ÊTRE ?

– …HEIN ?

– VOUS AVEZ MANGÉ LA CRÈME ANGLAISE !!

– HEIN ?! Mais non pas du tout !

– ON VA VOUS TUER !

– ????????§§§§§§§!!!!!!!!!!@@@@???? !!!


Sur ce, l’homme sort un large couteau de boucher de derrière son dos. Tout d’abord saisie d’incrédulité et par l’injustice de l’accusation, mes membres ne semblent plus répondre. Je parviens cependant à me jeter au sol et enfin je roule sur la faïence portugaise du plus vite que mon corps le peux.


J’atteins une telle vitesse que le couple peine à percevoir ma silhouette et que, le regard désorienté, ils prennent sensiblement du retard sur la course.

Arrivée à l’issue de ce couloir sans fin, je cogne contre une porte menant à une petite buanderie exiguë dans laquelle je me précipite.


Je m’enferme grâce à un verrou dérisoire auquel j’accorde une confiance toute relative. Je sais que j’ai peu de temps pour agir et que ces deux gros lourdingues ne tarderont pas à enfoncer la porte.


– COMMENT AVEZ-VOUS OSÉ ?! vocifèrent-ils encore.

Je réalise par la même occasion, au son si distinct de leur voix, que l’épaisseur du bois qui nous sépare est tout à fait mince et qu’un troisième individu, que je comprends être leur homme de main, s’apprête à leur venir en aide. Ils lacèrent tour à tour la porte qui tremble sous leurs assauts.


– MAIS PUISQUE JE VOUS DIS QUE CE N’EST PAS MOI QUI AI MANGÉ LA CRÈME ! PUTAIN MAIS C’EST DINGUE ÇA !


Quelques minutes plus tard, alors que je me perds dans un monologue sur l’importance de la confiance et de la communication, je comprends qu’ils sont momentanément partis. J’en conclue qu’ils cherchent des outils plus efficaces et que c’est le moment ou jamais de fuir.


J’ouvre doucement la porte de mon abri et me faufile vers la sortie la plus accessible. A peine ai-je fait quelques pas qu’il me revient en tête ma bouteille de butane restée dans la cuisine. J’effectue un petit détour et récupère le précieux combustible.


Me voici dans le jardin, la rosée fraîche du soir apaise mes pieds nus encore douloureux.

La lumière du couloir portugais se rallume brutalement, je plonge vers l’herbe mouillée et rampe lentement jusqu’à la sortie.


Heureusement, un tramway passe justement à ce moment précis. Je m’y précipite et rentre à la maison.



Suite au prochain épisode.

Une Vie Trépidante

(épisode 4 :Occiput et transhumance ou la journée de solitude la plus solitaire)

Dans l’épisode précédent : N’étant plus en mesure d’assurer mon autonomie énergétique, me voici en mission vers la station service pour réalimenter ma bouteille de butane, sous un soleil de plomb et au rythme d’une aventure américaine et suffocante.


Dimanche 8 septembre, huitième jour de l’année scolaire, deux-cent-cinquante-et-unième jour de l’année civile, jour de la noisette et des arcanes relationnels.

J’ai des choses à faire aujourd’hui. Il me faut monter le cheptel aux pâturages. 25 ovidés qui passeront les deux prochaines saisons dans une cabane assemblée de mes mains. Ils y disposent d’un confort rudimentaire mais suffisant : une large baignoire émaillée, des tapis de chanvre, un évier de pierre pour la vaisselle des jours de fête, des serviettes de toilette gaufrées de qualité supérieure, un brosse-laine, un lustre-laine, un coupe-laine, un peigne-laine, vingt-cinq assiettes de grès brut chamotté, 50 paires de protège-sabot en feutre, 3 kilogrammes de savon noir charbonneux, des réserves de foin, mûres, baies et graines de lin sauvage.

Je leur assure ainsi leur autonomie lors de ces quelques mois grisâtres et ils m’estiment pour ça.

6 heures quinze :

C’est l’un de ces jours tristes où le réveil sonne à l’aube et m’arrache au matelas. Des draps rêches émane encore la chaleur de mon corps. Alors, je refais mon lit sans conviction.

Qui sait quel cataclysme pourrait me sauver des obligations et me rappeler au sommeil ? Je peux peut-être encore être sauvée par l’arrêt du monde ou quelque chose d’inédit.

Lentement j’émerge, coude sur la table et tête secourue par mon aimable poignet qui accepte volontiers de la porter jusqu’au lever du soleil.

Il me semble avoir rêvé de longs cheveux noirs filant le cours d’un ruisseau, de disques verdâtres dans l’eau stagnante, roseaux sur la surface plane, nuées de moucherons, moustiques et vol de libellules. J’ai plongé de la plus haute branche d’un arbre mort jusqu’au fond de la rivière mais rien de ce que j’y cherchais ne semblait s’y trouver. De retour sur la rive , j’ai dîné de quelques prunes trop jeunes et scruté l’étendue jusqu’à ce que la lumière flanche.


6 heures quarante-cinq :

Me voilà dans la grange, à ouvrir aux moutons qui m’acclament d’enthousiasme, peu soucieux de mon humeur morose. Comprenez bien que pour eux la transhumance d’automne est l’un des temps forts de l’année et un certain nombre d’individus du troupeau a soigné sa laine des semaines entières.


 » Avez-vous préparé nos sandwiches ? Me demandent-ils en chœur

– Bien évidemment.

– Oui mais moi je suis allergique !

– Je sais , tu es allergique à l’arachide.

– Non, je suis allergique aux fruits à coque.

– Oui ben c’est ça, c’est pareil.

– Non c’est pas pareil.

– Bon ok c’est pas pareil, si tu veux, c’est pas pareil tu as raison voilà bravo, super.

– Oh eh dites, vous me semblez bien tendue !

– C’est parce que j’ai encore rêvé des étangs.

Elle a encore rêvé des étangs !! « 


Le groupe se perd en bavardages durant le temps où j’ouvre les deux larges battants de la porte de la grange.


7 heures :

Nous montons des heures durant, marchant en silence le long de la pente raide, l’attention portée aux ornières et à la caillasse.

Je passe au village de mes souvenirs adolescents. Que c’était long ici et que c’est loin désormais et quelle étrange personne je fus.

Le cheptel grimpe calmement le dénivelé, moi je pense et je pense. Ce jour, les images s’ordonnent si difficilement. Il me faudra bien une poignée d’heures en haut du plateau, sans bruit et sans paroles, pour purger les sentiments diffus qui m’habitent.

10 heures :

L’un des moutons, passionné de sciences dures – pourtant encore agnelet il y a peu – et qui croit tout savoir sur tout, se tord la cheville droite et m’alerte en bêlant.

Je propose de le transporter sur mes épaules, il refuse, n’aimant pas se sentir dépendant, et encore moins de moi qu’il juge très sévèrement (la raison principale étant qu’il n’apprécie pas mes approximations scientifiques sur différents sujets), puis la douleur s’accentuant finit par céder à la proposition.

Il en profite alors pour me susurrer à l’oreille des formules mathématiques exaspérantes.

11 heures :

Arrivée au plateau. Ici l’herbe est moins rousse qu’ailleurs.

première ellipse.

15 heures :

J’observe au loin deux vieux moutons se disputer des gousses d’ail en chemise. Il faut dire que ces gousses portent chacune une chemise à col Mao, ce qui est peu commun. Elles sont tirées à quatre épingles comme on dit (mais on ne le dit plus). Je les épie tout en profitant du paysage et me tiens prête à intervenir si le litige venait à dégénérer.

Mais déjà on me sollicite :


– Est-ce que vous voulez jouer à la balle au prisonnier ?

– Non.

– à cache-toi dans le fossé ?

– Non plus.

17 heures :

Déjà je sens ce souffle caractéristique de l’été qui se meurt tous les jours de septembre. Un sombre cumulus crève de l’autre côté de la vallée. Je dois partir avant l’orage.

Je serre la pince aux caprinae, les salue bien bas, tout réjouis qu’ils sont à profiter du grand air, et prends congé sans trop d’effusions.

deuxième ellipse.

20 heures trente :

Tombée de la nuit. Je fais flamber ma torche. Je crains m’être égarée à plusieurs reprises parmi les buis.


22 heures :

Arrivée à la maison.

Je retire mes vêtements dans la salle de bain. Puis, appuyée contre la porte de l’espace confiné servant de chambre, j’observe un instant dans la pénombre la silhouette étendue au dessus des couvertures. Je m’allonge à ses côtés et enlace un bras chaud et nu.


FIN.

Une Vie Trépidante

(épisode 5 :(ou  » nique la police « ))

9h17 : Sorti de mon immeuble, j’enfourche mon vélocycle pour me rendre à une affaire de la plus haute importance.

Je suis à l’heure et d’humeur égale, j’entame le trajet, la pédale est souple, la pneumatique idéale, rien ni personne ne me contraint : je suis l’as du volant.

J’ai le temps, alors je compte bien en profiter pour tenter quelques fantaisies matinales. Je commence par de petits sauts réguliers sur le trottoir.

Puis, avançant à pleine vitesse sur le cours Gambetta, me prend l’initiative de réaliser un petit wheeling en toute détente.

Mais alors que j’avance fièrement, le vélo cabré sur la roue arrière, j’entends une voix nasillarde me héler :

– Que cesse immédiatement cette acrobatie et que la chute vous fracture le tarse !!!

C’est la Police Nationale. Deux motards assermentés m’escortent de chaque côté. Sans même trembler, je ramène la roue avant au sol dans une maîtrise pas dégueu.

Je reste digne, descends du cycle, me tient droit, aligne les bras le long de mon corps, relève le menton et les regarde en biais tout en déclarant : – Beau temps, n’est-ce pas ?

– On est la Police !

– Ben oui.

– Et oui ! Vous vous y attendiez pas à celle-là hein ?

– Ben non.

– Alors on fait des cabrioles ? On croit qu’on est le Roi du Maroc ? Jean-Luciole, je suis policier et je m’en vais vous verbaliser très salement. Et je vous ai pas présenté mon coéquipier : Jérémie, ici présent.

Jérémie se tient un peu en retrait, il est tout mou sur sa moto, comme s’il dégoulinait. L’œil vitreux, la tête légèrement inclinée sur le côté et l’expression amorphe, une petite bulle de salive éclate péniblement à la commissure de ses lèvres entrouvertes.

Je fais coucou de la main mais rien ne semble s’allumer sur le visage de l’agent qui n’affiche aucune réaction perceptible, voire aucun signe d’activité cérébrale.


Jean-Luciole reprend :

– En tout cas, c’est très mal ce que vous avez fait. C’était techniquement prodigieux par contre, je n’avais jamais rien vu de si beau.

– C’est pas le cirque du Soleil non plus, exagérez pas…

Un grand fracas se fait entendre et coupe la conversation. C’est Jérémie qui a fait tomber sa moto au sol et qui, un peu hagard, se relève lourdement.

– La béquille Jérém’, on vous l’a déjà dit, on met la béquille à l’arrêt.(en aparté à mon attention) Ses muscles ne suffisent pas à maintenir le poids du véhicule.

– C’est bien ce que je me disais aussi…

– Bon c’est pas tout ça, mais je dois vous mettre une amende de…deee…deeeee…MILLE EUROS !!!!

– MILLE EUROS ?!!

– Ben ouais, ça vous apprendra à faire l’andouille en vélo.

– Mais vous avez pas d’âme ou quoi ?!

– Tututute ! je veux rien entendre, c’est moi la police, c’est moi qui décide tout seul.(Il se tourne vers son collègue)Jérémie, vous me passez la bidouillette là, le machin, le truc électronique pour rentrer l’identité du contrevenant.

(Pas de réaction)

– Jérémie ?

(idem)

– OOOH ! JEREMIE LA OH !!!

Jean-Luciole lui assène alors une bonne mandale derrière la nuque, ce qui semble immédiatement reconnecter les fusibles. L’agent sort l’appareil de sa poche et lui tend avec un sourire aimable.

– Bon. C’est quoi votre nom ?

– WOOL. Double v, deux o, l.

Il tape intensément sur la machine, l’éteint, la rallume, appuie sur plusieurs boutons pendant de longues minutes mais rien ne se passe. Pendant ce temps là, Jérémie a sorti une épuisette et tente de chasser sans succès les papillons qui virevoltent autour de nous.

– ça marche pas. On va devoir vous emmener au poste pour vous contraventionner.

– Pfff, ça va…Je recommencerai pas, j’ai compris.

– Nan, c’est mille euros j’ai dit. Allez, on l’embarque.

(ellipse)

10h20 : Nous arrivons au commissariat principal.

C’est un long bâtiment soutenu par plusieurs colonnes, à l’architecture d’inspiration communiste. Nous passons l’entrée et je suis sommé de me délester de quelques engins avant de passer le portique de sécurité.

– Avez-vous en présence sur vous : pistolet ou fusil ou arme semi-automatique ?

– Non.

– Explosifs ? Poudre à canon ?

– Nope !

– Lames en tout genre ?

– Ah oui ! J’ai mon opinel, tenez.

Jean-Luciole s’empare de l’objet, l’empoigne à deux mains et le coupe en deux en le pressant contre son genou.

– ! …Connard.

– Héhéhéhéhé.

À partir de cet instant, je décide de faire preuve de mauvaise volonté dans l’exécution des tâches imposées et me contente de répondre par un signe de tête aux questions.

Ce petit manège dure une bonne demi-heure lorsqu’une alarme retentit.

– Stop. C’est l’heure d’aller à la cantine !

– Et moi je fais quoi ?

– Ben vous venez avec Jérémie et moi déjeuner au self.

(boudant toujours) Ouais mais alors tu vois j’ai moyen envie là tout de suite.

– On a pas dit que c’était moi qui décide ? Que c’était moi la police par exemple ?

– (soupir) Apparemment, si.

– Alors go to the cantine !

Et voilà que je me retrouve à choisir mon entrée-plat-dessert, plateau en main, accompagné des deux débiles de la fonction publique d’Etat.

– Prenez un flan Wool.

– Non merci.

– J’ai dit : prenez-un-flan. Vanille ou chocolat ?

J’aperçois Jérémie à quelques mètres, penchant sa lourde tête inanimée contre son plateau et gobant à même le ramequin l’un des spécimens du dit flan.

– Jean-Luciole, vous, votre collègue, vos flans et vos chiens de la casse, vous me répugnez pas mal.

– Alors ce sera vanille !

Nous prenons place tous les trois à une table en formica, entourés d’une centaine d’individus en uniforme.

– Quel âge vous avez dans votre verre vous ?

– ?

– Vous regardez en dessous de votre verre, y’a un numéro, c’est votre age.

(m’exécutant) 9 ans.

– Moi j’ai 97.(Il regarde dans le verre de son binôme). Et Jérémie 11. Vous avez perdu, c’est vous qui allez chercher les pots d’eau. Pendant ce temps-là, on prépare votre procès verbal pour la contravention.

Lorsque je reviens, Jean-Luciole a sorti une tablette numérique d’un attaché-case. Le repas se poursuit tandis qu’il relève mon identité tout en remplissant un formulaire en ligne.

Il termine enfin et annonce :

– Voilà ça fait mille euros.

– Mille euros pour un wheeling, vous trouvez pas ça un peu excessif ?

– La loi c’est la loi. Law is law. La ley es la ley, puta madre. Allez Woolax, c’est tout pour moi. Vous pouvez partir et vous allez recevoir votre amende dans votre boite aux lettres d’ici peu. Jérémie vous dites au revoir ?

(Jérémie fait un petit signe de la main en souriant poliment).

Je les salue avec nonchalance et me dirige vers la sortie, afin de retrouver mon véhicule et de poursuivre cette sale journée mal entamée.

THE END.

Anke Wool, 2020.